L’observatoire des Excès et des Pénuries
Texte de Doriane Spiteri

Observatoire : Lieu où l’on observe ou d’où l’on observe quelque chose.

Si, avec Bourdieu, la sociologie est considérée comme un sport de combat, un moyen d’autodéfense intellectuel, les artistes du duo ORAN, issu.es du design social, mènent leurs projets à la manière d’un sport collectif. Ils construisent l’objet d’étude, mènent un travail d’enquête de terrain, analysent les résultats et investissent les usagers pour proposer des réponses qui puissent être vecteurs de transformation sociale, poétique et politique.
Depuis 2020, ORAN s’attaque au capitalisme du plaisir et de l’excès en menant un travail de recherches et d’actions au travers de l’Observatoire des Excès et des Pénuries (OEP). Chacune de leurs résidences artistiques leur permet de formuler les conditions d’un dialogue sur la gestion collective des ressources et les enjeux des communs. Chacune des invitations est l’occasion de questionner le rapport à l’objet ou au lieu, en termes de propriété, de valeur et d’émotion.
Leurs enquêtes sont menées au sein de territoires spécifiques et sur de longues durées pour lesquelles ils s’assignent une mission à accomplir qui peut aboutir à des discussions ou à la production d’objets. Autour de leurs actions, un réseau de relations et d’échanges se met en place. Toujours vêtu de costumes de travail ou d’uniformes confectionnés pour chacun des projets, le duo se présente professionnel, expert et détaché, installe un bureau d’observation, dresse des inventaires, mène l’enquête et émet des hypothèses.

Excès : Fait, acte d’aller au-delà de ce qui est permis, convenable dans le cadre d’une réglementation ou au regard des normes de la morale, de l’esthétique ou des convenances sociales.

Pour questionner les liens sociaux et les rapports entre restauration et dégradation, superficialité et authenticité, le duo mène depuis 2021 le projet “Rejointement” en installant un bureau d’étude de prise de mesure au sein de la Condition Publique de Roubaix, à la quête d’une méthode pour calculer la distance accumulée de l’ensemble des joints de la rue couverte. Après avoir posé collaborativement des hypothèses avec les visiteurs et les employés, les artistes ont déployé la technique de mesure et ont calculé l’équivalence en nombre de kilos de farine nécessaire pour le faire en pâte à sel. Ce protocole prendra fin en tentant d’écouler les 1201 kilos de farine avec la cuisson de pains dans le vieux four à bois du lieu pour ensuite les déguster collectivement.
Le partage de temps de repas et de discussion est un point fondamental du projet “Raisin Désir” qu’ils mènent à Crugny suite à l’invitation de Maison Vide. Autour des habitudes, rituels et traditions alimentaires des habitants, le duo propose une série d’actions collaboratives. Après avoir découvert les pratiques viticoles, agricoles et culinaires en explorant le territoire, ils se penchent sur la valeur du champagne. En s’intéressant aux fruits en trop, ils souhaitent récupérer les indésirables et s’en saisir comme matière première à redistribuer en proposant du jus de champagne grâce à la constitution d’une équipe de glaneurs et de glaneuses et ainsi s’accommoder des restes et renverser les rapports de propriété.
Avec “La Reposte”, ils abordent les questions liées à la circulation des objets personnels et à l’économie qu’elle génère avec les plateformes de ventes entre particuliers. Invités par Art-exprim, le duo a depuis quelques mois posé son bureau dans le 18e arrondissement de Paris pour mener l’enquête autour des pratiques amatrices d’envoi de colis et de paquets. En observant, en échangeant avec les créateurs de colis fait-maison, le duo souhaite produire des rouleaux de ruban adhésif personnalisés pour faire passer des messages aux destinataires et réfléchir à la valeur des objets échangés.

Pénuries : État d’une personne qui manque de quelque chose, ou manque (total ou presque total) de quelque chose de nécessaire.

Après avoir vécu pendant deux mois au sein du quartier du Grand Parc à Landrecies, ORAN active début 2021, dans le cadre d’une résidence avec La chambre d’eau, une enquête auprès des habitant. es des trois barres d’immeubles du quartier. En constituant l’Équipe de valorisation des torchons et des paillassons, ils inventorient leurs torchons préférés, produisent des paillassons et les installent sur les paliers des entrées d’immeuble. Chacun des paillassons aux visuels colorés et kitsch reprend des histoires de torchons et revêt en soi des récits intimes et personnels. En s’extériorisant, il devient prétexte à discussion et révèle des problèmes de voisinage, des confrontations de propriété et de génération.
Les problématiques sociales liées à un territoire sont également au cœur du projet “Les clandestines” mené au sein du jardin écologique de Lille avec artconnexion pendant deux ans. Pour observer les usages des espaces de nature en ville, le duo installe un atelier au fond de ce jardin, au carrefour de plusieurs mondes, entre périphérique urbain, camps de Rom et jardins ouvriers. Ils observent, échangent avec les passant.es et découvrent la lathraea clandestina, fleur rare introduite dans le nord de la France par des botanistes. Vêtus d’un tablier rouge de céramiste brodé d’une clandestine, ils proposent aux passant.es, usager.ères et bénévoles du lieu, de modeler de nombreuses clandestines. Les fleurs en grès sont exposées dans l’espace d’exposition du vieux Lille en automne 2021, mais également installées dans le jardin sur une arche, nommée Révérence, soulignant le passage ouvert dans la grille de clôture du lieu.

Avec l’Observatoire des Excès et des Pénuries, le duo ORAN assume une approche pragmatiste de l’art, mettant l’enquête et le processus collectif et social au centre de leur démarche. En fixant les protocoles, élaborant des hypothèses, orientant sa quête et en mobilisant le public, le duo construit des approches alternatives du réel pour questionner les usages politiques et sociaux. Les artistes revisitent les espaces de convivialité et la rencontre, centrale dans leur pratique, permet la résolution de problèmes. L’ objet d’ étude, l’ objet d’ art se conçoit dans le mouvement même de la rencontre, dans une forme artistique hospitalière qui génère du commun.

Doriane Spiteri,
commissaire d’exposition et critique d’art
Mai 2022



Les Clandestines
Jardin écologique, Lille

Texte de Alexandrine Dhainaut

Violette. Printemps. Clitoriforme. Parasite. Cette suite hétéroclite de mots servirait parfaitement de carte d’identité à la Lathraea clandestina, plante plus connue sous le nom de Clandestine. Au même titre que les Pensées, les Immortelles ou les Impatientes, les Clandestines charrient leur lot d’équivoques fécondes qui ont inspiré au duo ORAN – Morgane Clerc et Florian Clerc – leur projet éponyme. Arpenteurs d’espaces verts, ces jeunes artistes découvrent il y a quelques mois l’existence des clandestines au Jardin écologique de Lille, un espace vert insoupçonné et peu connu situé sur d’anciennes fortifications Vauban, où ils élurent résidence artistique. Leur attention se focalise alors sur cette plante qui pousse de manière souterraine, se nourrit des racines des arbres (d’où sa classification de parasite) et fleurit par touffes violettes entre mars et mai. Pourtant, elle n’avait rien à faire là… Répandue dans l’ouest et sud-ouest de la France, elle aurait été importée par des botanistes dans la capitale des Flandres. La clandestine se doublerait donc d’une émigrée. Étrange résonance des termes lorsque l’on apprend la vie clandestine qui se joue de l’autre côté du périphérique, aux confins du Jardin écologique : y sont installés des camps de Roms et de gitans, que l’on nomme volontiers « clandestins ». Si le bar, la radio ou les amours clandestins ont le goût de la bravade ou de la résistance, le terme aujourd’hui (remarquez qu’il s’accorde rarement au féminin) renvoie par extension à une activité ou présence indésirable, voire illégale1.

(P)réserver
Cette association clandestin/illicite est régulièrement apparue dans les échanges entre les artistes et les visiteurs du jardin, curieux de leur activité artistique sur place. Car à travers le motif purement floral, décliné en croquis, broderies sur tabliers et drapeau (où la clandestine supplanterait le lys lillois) ou en céramiques blanches (fabriquées sur place par le duo ORAN avec l’aide de promeneurs au fil des mois), le projet artistique déborde la botanique et devient matière critique. La fleur cristallise la contradiction de cet espace vert sauvage où les usages se heurtent, entre des citadins en mal de vert qui viennent s’y ressourcer et des usagers tenus en marge qui s’en servent comme ressource, lieu de commodités improvisé, lieu de prostitution… Bref, un espace qui oscille finalement entre préserver et réserver. Les artistes ouvrent alors une réflexion globale – politique, sociale, environnementale – sur la manière dont on cohabite. Ils formalisent ce point de tension à travers Révérence, une arche à la façon des portails qui marquent l’entrée des sanctuaires. Celle-ci est érigée à l’endroit précis où deux barreaux métalliques de la grille d’enceinte du jardin ont été écartés, béance qui permet d’y pénétrer côté périphérique. Une série de clandestines en céramique blanche y est déposée telles des offrandes, pour sacraliser ce qui peut apparaître comme une profanation. Prière donc de laisser pousser/passer.

1 L’étymologie nous rappelle que « clandestin » ne se rapporte à la loi que par extension : le terme vient du latin clandestinus qui signifie « ce qui se fait en secret ». De son nom complet, la Lathrée Clandestine renvoie aussi au grec lathraïos qui signifie « caché ».

Alexandrine Dhainaut
critique d’art, commissaire d’exposition indépendante, auteure


duo ORAN / Les clandestines
Texte de Nathalie Poisson-Cogez

La question de l’exposition se pose au regard d‘un travail immersif dans un territoire spécifique, celui d’un jardin partagé où se croisent humains et non-humains. Comment rendre compte de cette expérience ? En pénétrant dans la maison située au 9 rue du cirque, où sont données à voir une vidéo, des petites terres cuites alignées sur des tablettes, deux tabliers accrochés au mur, une table sur laquelle sont posés des ouvrages et un livre de recherche et de notes. Participant en partie de la notion d’« esthétique relationnelle », le travail du duo ORAN (Morgane Clerc et Florian Clerc) se matérialise néanmoins dans des objets-traces.

Ces objets sont comme autant d’indices qui ne peuvent cependant s’affranchir du récit constitutif de l’enquête de terrain dont ils sont issus. Une année durant (septembre 2020 – octobre 2021) les artistes se sont rendus régulièrement au jardin écologique de Lille. Leur présence a permis de révéler les différents usages, formels et informels, licites comme illicites du site. Se pose alors la question de leur responsabilité face à différentes communautés qui ne se côtoient finalement pas vraiment : les membres de l’Association Lisière(s), les responsables des politiques publiques de la Ville de Lille, les différents usagers humains, les espèces du vivant, etc. Des pistes de réflexion sont offertes par le parallèle opéré par la présence de la Lathraea Clandestina, plante non endémique, introduite volontairement par un botaniste hasardeux et les catégories sociales invisibilisées, notamment les Roms et les Gitans installés dans des campements à proximité mais aussi les personnes marginalisées par la drogue et la prostitution.

Au cours d’ateliers participatifs des simulacres de la plante ont été réalisés en grès émaillé, puis installés sur une arche, nommée « Révérence », soulignant alors le passage ouvert dans la grille de clôture du jardin. Les artistes ont de fait perturbé l’écosystème du site. Inscrit dans l’« Observatoire des excès et des pénuries » qu’ils déclinent depuis plusieurs années, ce projet vient en effet questionner la gestion collective des ressources et les enjeux des communs.

Nathalie Poisson-Cogez
professeure d’enseignement artistique, chercheuse et critique d’art
Janvier 2021